Complainte de Vincent

A Paul Éluard

A Arles où roule le Rhône 
Dans l’atroce lumière de midi 
Un homme de phosphore et de sang 
Pousse une obsédante plainte 
Comme une femme qui fait son enfant 
Et le linge devient rouge 
Et l’homme s’enfuit en hurlant 
Pourchassé par le soleil 
Un soleil d’un jaune strident 
Au bordel tout près du Rhône 
L’homme arrive comme un roi mage 
Avec son absurde présent 
Il a le regard bleu et doux 
Le vrai regard lucide et fou 
De ceux qui donnent tout à la vie 
De ceux qui ne sont pas jaloux 
Et montre à la pauvre enfant 
Son oreille couchée dans le linge 
Et elle pleure sans comprendre 
Songeant à de tristes présages 
Et regarde sans oser le prendre 
L’affreux et tendre coquillage 
Où les plaintes de l’amour mort 
Et les voix inhumaines de l’art 
Se mêlent aux murmures de la mer 
Et vont mourir sur le carrelage 
Dans la chambre où l’édredon rouge 
D’un rouge soudain éclatant 
Mélange ce rouge si rouge 
Au sang bien plus rouge encore 
De Vincent à demi mort

Et sage comme l’image même 
De la misère et de l’amour 
L’enfant nue toute seule sans âge 
Regarde le pauvre Vincent 
Foudroyé par son propre orage 
Qui s’écroule sur le carreau 
Couché dans son plus beau tableau 
Et l’orage s’en va calmé indifférent 
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang 
L’éblouissant orage du génie de Vincent 
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant 
Et le soleil au-dessus du bordel 
Comme une orange folle dans un désert sans nom 
Le soleil sur Arles 
En hurlant tourne en rond.

Jacques Prévert (Paroles)