J’entends j’entends

J’entends j’entends le monde est là 
Il passe des gens sur la route 
Plus que mon cœur je les écoute 
Le monde est mal fait mon cœur las

Faute de vaillance ou d’audace 
Tout va son train rien n’a changé 
On s’arrange avec le danger 
L’âge vient sans que rien se passe
Au printemps de quoi rêvais-tu 
On prend la main de qui l’on croise 
Ah mettez les mots sur l’ardoise 
Compte qui peut le temps perdu

Tous ces visages ces visages 
J’en ai tant vu des malheureux 
Et qu’est ce que j’ai fait pour eux 
Sinon gaspiller mon courage
Sinon chanter chanter chanter 
Pour que l’ombre se fasse humaine 
Comme un dimanche à la semaine 
Et l’espoir à la vérité

J’en ai tant vu qui s’en allèrent 
Ils ne demandaient que du feu 
Ils se contentaient de si peu 
Ils avaient si peu de colère
J’entends leurs pas j’entends leurs voix 
Qui disent des choses banales 
Comme on en lit sur le journal 
Comme on en dit le soir chez soi

Ce qu’on fait de vous hommes femmes 
Ô pierre tendre tôt usée 
Et vos apparences brisées 
Vous regarder m’arrache l’âme
Les choses vont comme elles vont 
De temps en temps la terre tremble 
Le malheur au malheur ressemble 
Il est profond profond profond

Vous voudriez au ciel bleu croire 
Je le connais ce sentiment 
J’y crois aussi moi par moments 
Comme l’alouette au miroir
J’y crois parfois je vous l’avoue 
A n’en pas croire mes oreilles 
Ah je suis bien votre pareil 
Ah je suis bien pareil à vous

A vous comme les grains de sable 
Comme le sang toujours versé 
Comme les doigts toujours blessés 
Ah je suis bien votre semblable
J’aurais tant voulu vous aider 
Vous qui semblez autres moi-même 
Mais les mots qu’au vent noir je sème 
Qui sait si vous les entendez

Tout se perd et rien ne vous touche 
Ni mes paroles ni mes mains 
Et vous passez votre chemin 
Sans savoir ce que dit ma bouche
Votre enfer est pourtant le mien 
Nous vivons sous le même règne 
Et lorsque vous saignez je saigne 
Et je meurs dans vos mêmes liens

Quelle heure est-il quel temps fait-il 
J’aurais tant aimé cependant 
Gagner pour vous pour moi perdant 
Avoir été peut-être utile
C’est un rêve modeste et fou 
Il aurait mieux valu le taire 
Vous me mettrez avec en terre 
Comme une étoile au fond d’un trou

Louis Aragon (Les Poètes)